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Introduction Générale à l’Étude des Doctrines hindoues, René Guénon, éd. Éditions Véga, 2009 |
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Bien des difficultés s’opposent, en Occident, à une étude sérieuse et approfondie des doctrines orientales en général, et des doctrines hindoues en particulier ; et les plus grands obstacles, à cet égard, ne sont peut-être pas ceux qui peuvent provenir des Orientaux eux-mêmes. En effet, la première condition requise pour une telle étude, la plus essentielle de toutes, c’est évidemment d’avoir la mentalité voulue pour comprendre les doctrines dont il s’agit, nous voulons dire pour les comprendre vraiment et profondément ; or c’est là une aptitude qui, sauf de bien rares exceptions, fait totalement défaut aux Occidentaux. D’autre part, cette condition nécessaire pourrait être regardée en même temps comme suffisante, car, lorsqu’elle est remplie, les Orientaux n’ont pas la moindre répugnance à communiquer leur pensée aussi complètement qu’il est possible de le faire. S’il n’y a pas d’autre obstacle réel que celui que nous venons d’indiquer, comment se fait-il donc que les « orientalistes », c’est-à-dire les Occidentaux qui s’occupent des choses de l’Orient, ne l’aient jamais surmonté ? Et l’on ne saurait être taxé d’exagération en affirmant qu’ils ne l’ont jamais surmonté en effet, lorsqu’on constate qu’ils n’ont pu produire que de simples travaux d’érudition, peut-être estimables à un point de vue spécial, mais sans aucun intérêt pour la compréhension de la moindre idée vraie. C’est qu’il ne suffit pas de connaître une langue grammaticalement, ni d’être capable de faire un mot-à-mot correct, pour pénétrer l’esprit de cette langue et s’assimiler la pensée de ceux qui la parlent et l’écrivent. On pourrait même aller plus loin et dire que plus une traduction est scrupuleusement littérale, plus elle risque d’être inexacte en réalité et de dénaturer la pensée, parce qu’il n’y a pas d’équivalence véritable entre les termes de deux langues différentes surtout quand ces langues sont fort éloignées l’une de l’autre, et éloignées non pas tant encore philologiquement qu’en raison de la diversité des conceptions des peuples qui les emploient ; et c’est ce dernier élément qu’aucune érudition ne permettra jamais de pénétrer. Il faut pour cela autre chose qu’une vaine « critique de textes » s’étendant à perte de vue sur des questions de détail, autre chose que des méthodes de grammairiens et de « littéraires », et même qu’une soi-disant « méthode historique » appliquée à tout indistinctement. Sans doute, les dictionnaires et les compilations ont leur utilité relative, qu’il ne s’agit pas de contester, et l’on ne peut pas dire que tout ce travail soit dépensé en pure perte, surtout si l’on réfléchit que ceux qui le fournissent seraient le plus souvent inaptes à produire autre chose ; mais malheureusement, dès que l’érudition devient une « spécialité », elle tend à être prise pour une fin en elle-même, au lieu de n’être qu’un simple instrument comme elle doit l’être normalement. C’est cet envahissement de l’érudition et de ses méthodes particulières qui constitue un véritable danger, parce qu’il risque d’absorber ceux qui seraient peut-être capables de se livrer à un autre genre de travaux, et parce que l’habitude de ces méthodes rétrécit l’horizon intellectuel de ceux qui s’y soumettent et leur impose une déformation irrémédiable. Encore n’avons-nous pas tout dit, et n’avons-nous même pas touché au côté le plus grave de la question : les travaux de pure érudition sont, dans la production des orientalistes, la partie la plus encombrante, certes, mais non la plus néfaste ; et, en disant qu’il n’y avait rien d’autre, nous voulions entendre rien d’autre qui eût quelque valeur, même d’une portée restreinte. Certains en Allemagne notamment, ont voulu aller plus loin et toujours par les mêmes méthodes, qui ne peuvent plus rien donner ici, faire œuvre d’interprétation, en y apportant par surcroît tout l’ensemble d’idées préconçues qui constitue leur mentalité propre, et avec le parti pris manifeste de faire rentrer les conceptions auxquelles ils ont affaire dans les cadres habituels à la pensée européenne. En somme, l’erreur capitale de ces orientalistes, la question de méthode mise à part, c’est de tout voir de leur point de vue occidental et à travers leur mentalité à eux, tandis que la première condition pour pouvoir interpréter correctement une doctrine quelconque est naturellement de faire effort pour se l’assimiler et pour se placer, autant que possible, au point de vue de ceux-là mêmes qui l’ont conçue. Nous disons autant que possible, car tous n’y peuvent parvenir également, mais du moins, tous peuvent-ils l’essayer ; or, bien loin de là, l’exclusivisme des orientalistes dont nous parlons et leur esprit de système vont jusqu’à les porter, par une incroyable aberration, à se croire capables de comprendre les doctrines orientales mieux que les Orientaux eux-mêmes : prétention qui ne serait que risible si elle ne s’alliait à une volonté bien arrêtée de « monopoliser » en quelque sorte les études en question. Et, en fait, il n’y a guère pour s’en occuper en Europe, en dehors de ces « spécialistes », qu’une certaine catégorie de rêveurs extravagants et d’audacieux charlatans qu’on pourrait regarder comme quantité négligeable, s’ils n’exerçaient, eux aussi, une influence déplorable à divers égards, ainsi que nous aurons à l’exposer en son lieu d’une façon plus précise. Pour nous en tenir ici à ce qui concerne les orientalistes qu’on peut appeler « officiels », nous signalerons encore, à titre d’observation préliminaire, un des abus auxquels donne lieu le plus fréquemment l’emploi de cette « méthode historique » à laquelle nous avons déjà fait allusion : c’est l’erreur qui consiste à étudier les civilisations orientales comme on le ferait pour des civilisations disparues depuis longtemps. Dans ce dernier cas, il est évident qu’on est bien forcé, faute de mieux, de se contenter de reconstitutions approximatives, sans être jamais sûr d’une parfaite concordance avec ce qui a existé réellement autrefois, puisqu’il n’y a aucun moyen de procéder à des vérifications directes. Mais on oublie que les civilisations orientales, du moins celles qui nous intéressent présentement, se sont continuées jusqu’à nous sans interruption, et qu’elles ont encore des représentants autorisés, dont l’avis vaut incomparablement plus, pour leur compréhension, que toute l’érudition du monde ; seulement, pour songer à les consulter, il ne faudrait pas partir de ce singulier principe qu’on sait mieux qu’eux à quoi s’en tenir sur le vrai sens de leurs propres conceptions. D’autre part, il faut dire aussi que les Orientaux, ayant, et à juste titre, une idée plutôt fâcheuse de l’intellectualité européenne, se soucient fort peu de ce que les Occidentaux, d’une façon générale, peuvent penser ou ne pas penser à leur égard ; aussi ne cherchent-ils aucunement à les détromper, et, tout au contraire, par l’effet d’une politesse quelque peu dédaigneuse, ils se renferment dans un silence que la vanité occidentale prend sans peine pour une approbation. C’est que le « prosélytisme » est totalement inconnu en Orient, où il serait d’ailleurs sans objet et ne pourrait être regardé que comme une preuve d’ignorance et d’incompréhension pure et simple ; ce que nous dirons par la suite en montrera les raisons. À ce silence que certains reprochent aux Orientaux, et qui est pourtant si légitime, il ne peut y avoir que de rares exceptions, en faveur de quelque individualité isolée présentant les qualifications requises et les aptitudes intellectuelles voulues. Quant à ceux qui sortent de leur réserve en dehors de ce cas déterminé, on ne peut en dire qu’une chose : c’est qu’ils représentent en général des éléments assez peu intéressants, et que, pour une raison ou pour une autre, ils n’exposent guère que des doctrines déformées sous prétexte de les approprier à l’Occident ; nous aurons l’occasion d’en dire quelques mots. Ce que nous voulons faire comprendre pour le moment, et ce que nous avons indiqué dès le début, c’est que la mentalité occidentale est seule responsable de cette situation, qui rend fort difficile le rôle de celui-là même qui, s’étant trouvé dans des conditions exceptionnelles et étant parvenu à s’assimiler certaines idées, veut les exprimer de la façon la plus intelligible, mais sans toutefois les dénaturer : il doit se borner à exposer ce qu’il a compris, dans la mesure où cela peut être fait, en s’abstenant soigneusement de tout souci de « vulgarisation », et sans même y apporter la moindre préoccupation de convaincre qui que ce soit. Nous en avons dit assez pour définir nettement nos intentions, nous ne voulons point faire ici œuvre d’érudition, et le point de vue auquel nous entendons nous placer est beaucoup plus profond que celui-là. La vérité n’étant pas pour nous un fait historique, il nous importerait même assez peu, au fond, de déterminer exactement la provenance de telle ou telle idée qui ne nous intéresse en somme que parce que, l’ayant comprise nous la savons être vraie ; mais certaines indications sur la pensée orientale peuvent donner à réfléchir à quelques-uns, et ce simple résultat aurait, à lui seul, une importance insoupçonnée. D’ailleurs, si même ce but ne pouvait être atteint, nous aurions encore une raison d’entreprendre un exposé de ce genre : ce serait de reconnaître en quelque façon tout ce que nous devons intellectuellement aux Orientaux, et dont les Occidentaux ne nous ont jamais offert le moindre équivalent même partiel et incomplet. Nous montrerons donc d’abord, aussi clairement que nous le pourrons, et après quelques considérations préliminaires indispensables, les différences essentielles et fondamentales qui existent entre les modes généraux de la pensée orientale et ceux de la pensée occidentale. Nous insisterons ensuite plus spécialement sur ce qui se rapporte aux doctrines hindoues, en tant que celles-ci présentent des traits particuliers qui les distinguent des autres doctrines orientales, bien que toutes aient assez de caractères communs pour justifier, dans l’ensemble, l’opposition générale de l’Orient et de l’Occident. Enfin à l’égard de ces doctrines hindoues, nous signalerons l’insuffisance des interprétations qui ont cours en Occident ; nous devrions même, pour certaines d’entre elles dire leur absurdité. Comme conclusion de cette étude nous indiquerons, avec toutes les précautions nécessaires, les conditions d’un rapprochement intellectuel entre l’Orient et l’Occident, conditions qui, comme il est facile de le prévoir, sont bien loin d’être actuellement remplies du côté occidental : aussi n’est-ce qu’une possibilité que nous voulons montrer là, sans la croire aucunement susceptible d’une réalisation immédiate ou simplement prochaine. |
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